E.H. Gombrich - L'artiste du XIXe siècle

Ce portrait, rédigé par Gombrich, et qui semble la caricature de l'artiste individualiste et progressiste de nos jours, rappelle à quel point ce dernier est en fait figé dans une mentalité typique du XIXe siècle, et non plus seulement du XXe. Le XXe siècle artistique n'étant, idéologiquement (et puisque l'idéologie — à laquelle presque tout artiste est abonné, et d'autant plus qu'il se réclame indifférent d'elle — est un axe constant de mon étude ou l'un des objets de ma démarche artistique), qu'une phase plus avancée de la dégénérescence volontaire (ou manifestation exponentielle de liberté, selon le point de vue), instrumentalisée à partir de la Guerre froide par la CIA comme outil de promotion du libre marché : Quand la CIA infiltrait la culture

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Certes, l'existence des artistes n'avait jamais été exempte de difficultés ni de soucis, mais jusqu'alors, du moins pour l'immense majorité d'entre eux, aucun problème ne se posait quant au sens de leur mission en ce monde. Leur sort était, pour ainsi dire, établi d'avance comme celui de n'importe quel artisan. Il y avait toujours une demande pour des tableaux d'autel et pour des portraits ; il fallait des tableaux et des fresques pour décorer les plus riches demeures. Pour tous ces travaux, l'artiste n'avait qu'à suivre une voie toute tracée. Il fournissait le travail que le client attendait de lui. Évidemment, il était maître de ne produire qu'une œuvre banale ou de faire de la commande reçue le point de départ d'un vrai chef-d'œuvre. Mais, dans l'ensemble, il jouissait d'une situation plus ou moins stable. Au cours du XIXe siècle, cette sécurité disparaît. Le rejet des traditions ouvrait une absolue liberté de choix. Il appartenait désormais au peintre de décider s'il allait peindre des paysages ou des épisodes de l'Histoire, s'il allait demander ses sujets aux auteurs antiques, à Shakespeare ou aux contemporains, s'il s'attacherait au classicisme davidien ou s'il suivrait la fantaisie des maîtres romantiques. Mais plus se développait cette liberté, plus diminuait les chances de voir le goût de l'artiste coïncider avec celui du public. Les amateurs de peinture ont généralement en tête quelque idée toute faite. Ils désirent posséder l'équivalent de ce qu'ils ont déjà vu quelque part. Jusqu'alors, l'artiste faisait facilement face à cette exigence, car si elles différaient fort par le mérite artistique, les œuvres d'une même période avaient un grand fond de similitudes. Maintenant qu'avait disparu cette unité, fruit de la tradition, les rapports entre artistes et clients devenaient, le plus souvent, difficiles et même tendus. L'artiste n'avait plus le goût de se plier aux idées arrêtées de son client. Si la nécessité l'y contraignait, il avait le sentiment de faire des concessions incompatibles avec le respect de soi-même et avec le souci de sa réputation auprès de ses pairs. Et s'il rejetait systématiquement toute commande inconciliable avec ses propres exigences intérieures, il était, à la lettre, en danger de mourir de faim. Aussi, dans le cours du siècle, un fossé se creusa-t-il entre les artistes qui, par principe ou par tempérament, ne répugnaient pas à aller au-devant des désirs du public, et ceux qui mettaient leur gloire à travailler dans un superbe isolement. Cet état de choses s'aggravait du fait de la révolution industrielle, du déclin de l'artisanat, de l'avènement d'une nouvelle classe moyenne, le plus souvent dépourvue de culture, de la production croissante d'une pacotille à bon marché, prétendument « artistique » et de l'inévitable abaissement du goût qui en était la conséquence.
Entre le public et les artistes, la méfiance était généralement réciproque. Aux yeux de l'homme d'affaires arrivé, l'artiste avait toujours quelque chose d'un imposteur qui demande des sommes absurdes pour un travail qui n'en est pas un. Les artistes, de leur côté, prenaient un malin plaisir à épater le bourgeois, à le choquer, à heurter sa suffisance. Peu à peu, ils en vinrent à se considérer comme appartenant à une espèce particulière et s'efforcèrent de marquer, par leurs dehors, tout leur mépris des conventions et de la « respectabilité ». Tout cela ne rimait pas à grand-chose, mas sans doute était-ce inévitable. Il faut d'ailleurs reconnaître que si la situation nouvelle était dangereuse pour les artistes, il y avait à cela des compensations. Les dangers sont évidents. L'artiste qui vendait son âme, et flattait le « goût » de ceux qui n'en avaient pas, était bel et bien perdu. Il en allait de même pour celui dont tout le drame était de se prendre pour un génie pour la simple raison qu'il ne trouvait pas de clients. Mais, à vrai dire, la situation n'était désespérée que pour les natures faibles. Cette parfaite liberté de choix, cette indépendance à l'égard des caprices de l'amateur, acquises au prix de tant d'efforts, étaient en elles-mêmes des conquêtes essentielles. Pour la première fois sans doute, l'art pouvait vraiment exprimer, sans entrave et sans restrictions, tout ce qui fait une individualité ; mais il est bien évident que la première condition est l'existence même d'une individualité à exprimer.
Cela peut paraître paradoxal. On pense généralement que tout art est toujours un moyen d' »expression », et c'est, dans une certaine mesure, vrai. Mais la question n'est pas aussi simple qu'on pourrait le croire. Il et bien évident que l'art égyptien ne permettait guère à l'artiste d'exprimer son individualité. Règles et conventions étaient trop impératives pour laisser beaucoup de place au libre choix. Le problème peut se résumer en ceci : là où il n'y a pas place pour un choix, il ne peut y avoir expression. (...)

Cette marge était assez grande déjà pour que quiconque pût saisir toute ce qui sépare Fra Angelico de Masaccio, Rembrandt de Vermeer de Delft. Pourtant aucun de ces artistes n'était consciemment guidé dans ses choix par le souci d'exprimer sa personnalité. L'idée que ce pût être là le but essentiel de l'art ne pouvait se développer qu'après la disparition des buts que jusqu'alors on mettait en avant. De fait, au point où en étaient les choses au début du XIXe siècle, une telle idée était parfaitement justifiée. Les connaisseurs en étaient venus à chercher dans la peinture tout autre chose qu'une simple manifestation d'habileté ; de cela on était suffisamment blasé pour n'y prêter qu'une attention distraite. Ce qu'on demandait maintenant à l'art, c'était le contact direct avec un esprit supérieur ; ce qu'on y cherchait c'était un homme dont l'œuvre manifestât avec évidence une sincérité totale, un homme qui ne se contentât point d'effets empruntés et dont chaque trait, dont chaque touche, fût en accord avec le plus intime de sa conscience.  

E.H. Gombrich, Histoire de l'art (extrait du chapitre sur le XIXe siècle - La révolution permanente)

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