L'art du 4e type


Marot Couperin, 18 mars 2013


À l'origine, l'artiste est un témoin. Un témoin dont l'observation particulière révèle aux autres, les absents. Il relate, en les déplaçant, les évènements auxquels il assiste « seul » de leur environnement naturel à un autre, généralement le sien, ou plus précisément celui où se rassemblent les siens. C'est certainement cette action de rapporter un objet dédoublé qui fait la constance d'un intérêt artistique tout au long de ses évolutions et par-delà les croyances épisodiques en tel ou tel mérite.

QAGOMA - Ron Mueck / Installation of  'in bed'

Les différents types de l'art

Dans une première période, l'opération se produit à l'aide de la technique picturale. On parle alors de l'artiste du 1er type, du peintre, au sens large : celui qui, pour atteindre son but (reproduire l'évènement là d'où ses désirs l'envoient) doit commencer par « dupliquer » manuellement l'évènement, avant de le déplacer ailleurs qu'à l'endroit où il se produisit. Il doit le retranscrire du mieux qu'il peut sur un support qui se confondra ou pas à sa destination finale, cet environnement qui lui est, en quelque sorte, postdestiné. Peindre, c'est déplacer, montrer ailleursemprunter au monde extérieur tout ce qui n'est pas de l'ordre de l'objet qui se suffit à lui-même ou à sa place originale.

Marcel Duchamp, ayant justement intégré la définition de la peinture du 1er type, en proposait le négatif exact, par pur esprit subversif, déplaçant ainsi des objets finis, encrés, n'ayant nullement besoin d'être déplacés ; ses ready made , qui finalement ne tarderont pas longtemps avant de subir à nouveau les interventions de l'homme, à servir de module, d'unité de conception — (on pense là aux « creatives » qui depuis peu utilisent des ready made comme unités de construction, évoquant des installations relevant du pixel art) — en somme de se substituer à la peinture et à la photographie (2e type) comme médiums de déplacement entre deux environnements. Marcel Duchamp, puis l'art totémique conceptuel, c'est l'art du 3e type revenant progressivement au 1er type.

Le prestige d'une œuvre ne découle jamais de l'effort qu'il faut pour reproduire un évènement. C'est le sujet qui fait toujours son potentiel artistique ; potentiel, car il ne lui suffit pas d'être, de même que le pétrole doit être raffiné, puis conduit là où il est précisément attendu pour être précieux. En ce sens, peindre revient à remettre à un meilleur endroit, à un environnement qui fait resplendir de sens son aspect à la base indifférent, voire ragoûtant, comme les organismes insoupçonnables paraissent grandioses au regard microscopique.

De la peinture à la photographie, d'abord, puis de la sculpture à l'imprimante 3D d'aujourd'hui, la reproduction, assistée par la technologie, se fait automatiquement et instantanément...
Malgré tout, l'art triomphe plus que jamais. Pour cette raison simple que l'homme n'a d'égards profonds que pour ce qui lui est extraordinairement rapporté. La reproduction n'est que le moyen le plus basique de déplacer sans arracher ce qui est créé par la Nature, de dédoubler des scènes. En effet, sans reproduction, il n'y aurait plus art, mais tout simplement vol.
Au siècle de la photographie, la distance, malgré la reproduction instantanée, demeure. Elle demeure dans ces deux environnements que l'artiste souhaite intensément se faire rencontrer. Dans l'art du 2e type, la distance demeure à peu près la même que dans celle du 1er type. La différence est dans la vitesse de reproduction. On passe d'une reproduction manuelle et plus ou moins fastidieuse à une reproduction instantanée. Il suffit désormais d'appuyer sur un bouton pour que l'évènement soit empaqueté et prêt à voyager ; à être déplacé.

En soi, l'instantanéité de l'appareil photographique oblige le peintre du 2e type à sa présence ; il est un témoin in situ, et alors un témoin fort, son témoignage de l'évènement rapporté frôle désormais l'irréfutabilité. A contrario, le champ de ses explorations devient plus étroit que celui du 1er type, et il ne peut plus donc (au moins jusqu'à ce que le photomontage et la mise en scène se généralisent au point que cette peinture du 2e type, au fond, ne redevienne du 1er en fusionnant) assister à des évènements  passés, comme il est d'usage avec la peinture du 1er type de reproduire des grands épisodes lointains, de ressusciter l'antiquité, de se remémorer des victoires, des drames, des sacres ; ou futurs en illustrant l'avenir, l'enfer, ou encore parallèles.

Avec internet et l'online art, la distance physique, cette distance traditionnelle, qui faisait demeurer le tirage photographique une œuvre d'art, disparaît à son tour. La distance géographique est réduite à zéro ; l'espace est autre, car la dimension est autre, mais une distance existe encore bel et bien qui sépare tous ces points dessinant un web (et il se peut que la terre ne soit pas ronde, cette fois, mais plate et s'étendant aussi durablement que le feront les temps).

L'artiste du 4e type - Un photographe sans appareil ni sujet 

Le peintre du 4e type, s'il conserve toutes les caractéristiques d'un photographe, l'œil d'un peintre du 2e type, contrairement à eux, il n'a plus, ni appareil, ni sujet.
Il n'a plus besoin d'un sujet — ce qui n'implique plus forcément sa présence in situ — et pourtant sa ressource est plus étendue que jamais. C'est la démocratisation de l'automatisation / instantanéisation (ou vulgarisation de la peinture du second type, ou encore amateurisme généralisé de la vidéo-photographie), la reproduction à outrance et effrénée du monde, champ des évènement  réels, qui alimente son art, et remplit à longueur de temps les nouveaux réservoirs à évènements que sont les périphériques tels que Youtube pour le film et Google pour les images, pour ne citer qu'eux. La palette du naturaliste du 4e type se confond avec le paysage, dirait-on aussi. Cette seconde nature, virtuelle, qui prend le relais d'une nature traditionnelle épuisée en évènements, se développe constamment. Elle est amenée à se métamorphoser incessamment aussi, puisqu'elle est à l'image des idées et des délires de l'homme en ligne, et non plus directement du Créateur... De cette source d'influence émanant plus ou moins justement du monde concret, jaillit abondamment ce qui fournit à l'artiste du 4e type de quoi constituer l'alphabet d'un langage qui lui est propre ; propre à cet environnement spécial ou tous les environnements se confondent sans brouiller leurs intelligibilités respectives, où les évènements  au contraire des fruits, réapparaissent sur les branches après être tombés, où les hommes et les bêtes continuent d'exister après la mort, et où paradoxalement la carrière s'enrichit à mesure qu'elle est forée : un alphabet sans oméga, un nouveau langage toujours plus nuancé à mesure que fontes et caractères envahiraient ses tiroirs, et dont l'art du montage deviendrait la grammaire, et la syntaxe, les terres infiniment labourables d'un style du 4e type.

On jugera comme on veut ces œuvres produites sans appareil ni sujet, et si relativement déplacées, l'art du 4e type n'en reste pas moins incontournable pour quiconque affirme que le premier devoir d'un artiste est de peindre le monde qui l'entoure...

Depuis longtemps les arbres de Constable n'entourent plus cet homme en ligne, ce peintre du 4e type, de même que les pulsations du soleil des impressionnistes échouent désormais contre les volets fermés du gamer ; même les demoiselles d'Avignon ont déserté son lit ; son imaginaire aussi. Les fantaisies, les fantasmes, les distorsions ludiques ou angoissées de sa réalité, ne sont plus les siennes : elles émanent de quelqu'un d'autre ; elles ne sonnent plus comme des échos du fond de sa conscience, mais s'apparentent plutôt à des mécanismes de peintres de la vieille espèce, aussi chics que vulgaires, sans âme, et dont la seule poursuite est d'honorer des désirs ennuyeux de nil admirari. Les bizarreries actuelles, abondantes car populaires, rentables car populaires, proviennent de l'extérieur : par conséquent suspectes, elles font partie du décor, du paysage qu'examine avec morgue le peintre incrédule du 4e type. Elles sont « matière », sa matière d'artiste, pas plus ; et ce qui se passe dans sa tête à lui, dès lors, redevient comme avant, et c'est un soulagement pour tous, hors de propos... De nouvelles coulisses sont découvertes in extremis au spectacle agonisant, se réfugiant derrière la scène envahie par la foule, et le surréalisme, le fantastique, le maniérisme maniéré, le threesome du design, de l'architecture et de la pub, la science fiction (orientée désormais vers l'antiquité), le lyrisme petit-bourgeois, l'absurde télégénique, le grotesque télégénique, la puérile-bouffonnerie généralisée, le trash « grande distribution » compatible, chacun de ces traits de la production, qui n'a de culturelle — ou de contre-culturel — que le nom, et qui paraissent encore vifs à certains, forment le nouveau folklore, un folklore en mouvement, vaseux de ce qu'il advient du monde, celui que célèbrent ces légions ridicules de jeunes gourous incultes, et dont la fonction n'est que de rappeler le XXe siècle à tous ceux qui ignorent ou refusent encore sa disparition. C'est évident pour les autres que la modernité est la dernière en date des vieilleries.

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Photographier la photographie

En photographiant la photographie, le peintre du 4e type ne produit-il pas de vulgaires doublons, puisque les auteurs anonymes qu'il pille déplacent docilement la réalité traditionnelle, la transvasent sur internet ?
Difficile en effet d'y voir à première vue une valeur artistique ajoutée, ou encore, autre chose qu'une expansion cynique de la peinture du 3e type, du déplacement duchampien, et ce qui ne serait alors que des ready seen...

L'art du 4e type, au regard de la définition générale de l'art qui a été exposée ici, rompt absolument avec les caractéristiques qui fondent chacun des anciens types de l'art, avec lesquels il coexiste pourtant puisque ceux-ci assurent l'approvisionnement logistique dont son existence pseudo-concrète dépend. C'est la portée théorique de ce bouleversement spatio-temporel qui importe d'abord ; quoique esthétiquement la nuance paraisse faible, voire inexistante, entre les œuvres du 4e et celles des autres types. L'art du 4e type pourrait autant se confondre avec un ready made qu'une peinture du 2e type, du moment que les fondements typiques sont bouleversés, la tendance qui débute ici, dans la pratique de la capture virtuelle, ne peut être amenée à terme qu'à s'éloigner exponentiellement de cette ressemblance de base.
L'art du 4e type a annihilé (sociologiquement) le marché de l'art, parce qu'il a annihilé le déplacement rituel, le déplacement sociologique, sur lequel ce marché reposait, impliquant par ailleurs que l'artiste soit un professionnel pourvoyant au marché des objets physiques d'art ou des prestations parfaitement assimilables à des valeurs marchandes. Dans l'art du 4e type, les œuvres apparaissent à l'endroit-même où elles ont été enlevées. Plus délicat encore, des œuvres se reproduisent à partir d'évènements qui se produisent à l'infini ; « en boucle », comme on dit. La peinture du 4e type consistant bien souvent à l'acte de photographier du film podcasté, véritable microorganisme où fleurissent sans périr des évènements. Cette aberration temporelle donne un avantage technique sans précédent au photographe de la photographie. Le temps n'ayant plus prise sur lui, le défilement des évènements étant sous son contrôle, il peut réfléchir un bon moment face à l''image qui attira son attention. Les évènements ne sont plus ces instants furtifs que le photographe classique traque, l'œil aux aguets. Les siens sont soigneusement pesés. L'artiste peut contempler un résultat avant même d'avoir à décider s'il en vaut la peine. Au fond son outil le plus important, sa puissance artistique, il la tient désormais du « bouton pause »...
Il n'y a plus de déplacement socio-culturel typique du 3e type. Un film peut être enlevé de Youtube pour être remontré sur Youtube. Une photographie peut être enlevée de Blogspot pour être remontrée sur un autre Blogspot.
Et puisque la valeur d'un ready made reposait au fond sur cet effet de dépaysement, de décontextualisation brutale, l'art du 4e type, en étant dépourvu, devrait non seulement rechercher un effet différent, mais encore, et cette réorientation ne serait pas des moindres, cet effet s'avérerait non brutal ; non pas en ce que l'œuvre représenterait, figurerait, mais en ce qu'elle établirait de relation nouvelle avec son spectateur : non plus un « choc »  obtenu par la mise en place d'antagonismes socio-culturels ou, d'une manière générale, de paradoxes, non plus alors une relation de type « intellectuelle »,  ou en tout cas se résumant ainsi, mais au contraire plus charnelle, établissant un sens qui saurait de lui-même converger vers le tiers-ressenti, du fait d'être plus en profondeur ; du fait, aussi, que l'humanité soit probable en toute chose, au moins, dès lors qu'on a fait le vœu de taire cette tendance contemporaine à l'impersonnification, gage autant d'élégance que de vitalité abdiquée.

Dans ce décor abondant de vies disponibles, l'artiste du 4e type est comme un ethnologue le jour de son arrivée sur un site. Sauf que lui observe sa propre civilisation, à travers les yeux de ses contemporains, à travers les tonnes d'images que ceux-ci produisent comme ils respirent ; il étudie en occupant leur corps, leur vision du monde, armé d'une science certaine de l'esthétique et d'un esprit critique aiguisé. Ses échantillons sont picturaux et aussi disponibles que les bois cernèrent jadis les villages pionniers. Ce n'est pas tant ce qu'il re-montre à voir qui importe, qui est original, audacieux, c'est plutôt la superposition - lucide et érudite - de son regard à celui d'un autre, à celui d'un individu de cette époque qui fait de n'importe qui un peintre du 1er, du 2e  ou encore du 3e type... Son paysage, c'est cette subjectivité omniprésente, cette individualité foisonnante et telle une jungle neuve, dont la noblesse n'échappe qu'au non-artiste, fatalement absent, cet environnement où  l'artiste du 4e type vient chasser « seul » l'oeuvre exceptionnelle, dans la pure tradition des anciens qui restent ses seuls maîtres.
De cette manière de faire, de voir en passant, de s'arrêter dans l'axe de vision d'un autre, le peintre, le photographe ou l'artiste du 4e type, du coup, appelons-le comme on veut, est bien cet homme sans appareil ni sujet, qui se contente de déplacer en capturant [au sens « windowsien » du terme] des objets traditionnels, « folkloriques », d'art, quand par un bref  hasard le regard est juste, habitable, accidentellement pur...

Romain Courtois - Balcon avec vue sur mer (contrechamp d'une scène pornographique) 

3 commentaires:

  1. Pour quelqu'un qui dénonçait la manie des contemporains pour le défrichage, l'expérimentation à tout prix ! j'ai l'impression que c'et ce que vous avez recherché à travers cette théorie ; être l'heureux "propriétaire" d'un art qui serait bien à vous lol contradiction ? résurgence d'un orgueil tassé à la hâte ?

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  2. aors....si j'ai bien tout compris les captures qu'on trouve dans "le monde plat" (1) et (2) correspondent à cette théorie d'un "art du 4e type", j'ai bon ? je ne ne suis pas fan à dire vrai, qd bien même ce serait du non-irréalisme, la belle affaire, ça ne me touche pas du tout je trouve même ça assez pauvre désolée...(vous allez surement me répondre que c'est fait pour ne pas toucher!!) vous faites chier, les non-artistes du net, à pisser coucher tout vous retombe sur la figure et si on coupait le courant une bonne fois VIVE LA POTERIE

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    1. Si ce n'est pas trop vous demander, j'aimerais mieux qu'on s'en tienne à des commentaires élogieux, sinon neutres et insipides, qui sont (il me semble) d'usage courant sur internet, merci pour votre compréhension

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